L’artiste, à mon sens, n’est pas là pour proclamer une vérité, mais pour inviter à ressentir, à réfléchir, à observer.

Aiko Miyanaga, "Message from the light", 2023, verre, air, 16 x 16 x 14 cm, 4,5 kg © Miyanaga Aiko / Mizuma Art Gallery / Le Clézio Gallery
J’ai grandi dans une maison où le passé était partout présent. Le buste de mon arrière-grand-père, sculpté par Numata Ichiga, trônait à la fois dans le jardin et à l’étage. Il était si réaliste qu’il donnait l’impression de nous regarder. C’est d’ailleurs toujours le cas. De même, les pièces issues du four Higashiyama – anciennes ou récentes – coexistaient dans notre vie quotidienne, sans égard particulier. Elles n’étaient pas exposées, simplement utilisées. Le passé n’était pas une chose lointaine ou vénérée, il faisait partie de la vie..
Mon père était membre du groupe Sōdeisha (泥走社). Il créait des objets en céramique sans fonction, et ses amis disaient de lui qu’il n’avait aucun intérêt à refaire ce qui avait déjà été fait. Ainsi je n’ai pas appris à reproduire, mais à chercher le sens de ce qui est fait, à inventer, à interroger. Ma mère me disait qu’il ne fallait jamais considérer une information comme acquise, même si elle venait d’un journal. Chacun se doit d’en évaluer la réalité, la pertinence. Dans cet environnement, j’ai compris très tôt que tout acte de création engage aussi une mémoire, à la fois critique et vivante, une mémoire qui demande à être activée.
Je suis profondément intéressée par le passé, la mémoire et l’histoire, sans pour autant tomber dans la nostalgie. Ce que je cherche, c’est à transmettre quelque chose de nouveau à travers l’exploration du passé. Car rien ne naît de rien. Même lorsqu’on pense créer quelque chose d’inédit, on s’appuie sur ce qui précède. Le présent, le futur sont des prolongements du passé.

Aiko Miyanaga, "night voyage -clock-", 2023, boite en verre, naphtaline, aiguilles d'horloge, technique mixte, 20 × 55 × 40 cm + socle lumineux (100 × 57 × 22 cm). Photo Bruno Pellarin ©Miyanaga Aiko, Courtesy of Le Clézio Gallery
Dans certaines œuvres, j’utilise des moules en plâtre de mon arrière-grand-père. Mais je ne cherche ni à restaurer ni à compléter les formes manquantes. Il n’est pas question de reproduire. Mon souhait est de mettre en évidence une continuité, une circulation. Dans la série Waiting for Awakening, par exemple, des horloges sont recouvertes de résine. Elles peuvent être activées plus tard, au moment choisi par leur propriétaire. C’est une mémoire latente, en attente. L’œuvre acquiert une temporalité propre, et le temps ne s’y arrête pas, il y circule autrement.
Le temps, pour moi, n’est jamais figé. Lorsque je façonne une paire de chaussures en naphtaline, vous pourriez y voir une volonté de fixer un instant. Mais dès que l’objet est extrait du moule, il commence à se transformer, à se métamorphoser. Et cette transformation, lente, continue, dit quelque chose du temps lui-même, un temps qui passe mais ne s’efface pas, un temps qui change d’état. Le présent, je le perçois dans cet acte d’observation, dans ce moment où l’on regarde et prend conscience. C’est là que le temps se cristallise brièvement, avant de reprendre sa course.

Aiko Miyanaga, “valley of sleeping sky -prone tiger-“, 2023, boite en verre, naphtaline, technique mixte, 30 x 40 x 28 cm + socle lumineux (100 x 32 x 42 cm), collection privée. Photo KIOKU Keizo ©Miyanaga Aiko, Courtesy of Mizuma Art Gallery/Le Clézio Gallery
Si j’utilise des matériaux comme le verre ou la résine, ce n’est pas pour leur solidité, mais pour leur capacité à accueillir le changement. Le verre, par exemple, semble figé, mais il est issu d’un état de fusion. Il porte en lui cette mémoire de transformation. Mes œuvres ne sont pas immuables : elles respirent, absorbent la lumière, évoluent.
Je pense que la mémoire n’est pas un simple rappel du passé : c’est un flux. Elle contient aussi une part de futur. Elle se transmet, circule et se transforme.
L’artiste, à mon sens, n’est pas là pour proclamer une vérité, mais pour inviter à ressentir, à réfléchir, à observer. Mon travail n’est pas un discours, c’est une expérience silencieuse qui, peut-être, permet d’entendre ce qui demeure caché. Ce qui me touche dans l’art des autres, c’est lorsqu’une œuvre fait surgir quelque chose d’invisible, une aura, une présence. Quand elle nous relie à une autre époque, à une autre réalité. Ce lien, cet écho entre les temps, c’est aussi cela que je cherche à faire exister dans mon propre travail. Une mémoire de la matière, une mémoire du regard.
