Ayant grandi en marge de l’Histoire, Li Shuang n’a jamais accepté de subir son destin. Luttant contre la contrainte et franchissant les interdits, l’artiste n’a cessé de remettre en question les normes et de refuser les rôles imposés, à travers une œuvre qu’elle partage avec le monde depuis plus de quarante ans.
À la suite de l’exposition collective Liberté de l’art. Les Étoiles, Pékin, 1979, présentée du 4 décembre 2024 au 10 mars 2025 au Centre Pompidou, Le soleil est devant la porte retrace, de manière à la fois personnelle et rétrospective, le parcours artistique, politique, philosophique et spirituel d’une artiste nourrie par une double culture, orientale et occidentale. Un chemin de vie qui nous invite non pas à réfléchir à « qui nous sommes », mais plutôt à « comment nous sommes devenus ce que nous sommes ».
- Les ombres parlent en couleurs (de 1956 à 1983)
Née en 1957 à l'hôpital universitaire de l’université Tsinghua au carrefour de deux lignées antagonistes (une branche paternelle issue de la tradition mandarine, autoritaire et conservatrice, et une lignée maternelle tibétaine, éprise de modernité et d’Occident), Li Shuang grandit à Pékin durant « le Grand Bond en avant » et la « Révolution culturelle », marqués par le tumulte et la répression. Durant son adolescence et sa jeunesse, son esprit enflammé brave le souffle de la tempête. Animée d’une volonté farouche de remettre en cause les carcans de son époque, elle amorce très tôt une réflexion sur les notions d’identité, de culture et de vérité.
À l’été 1978, un groupe de jeunes artistes se réunit à Pékin, en toute indépendance, pour défier le collectivisme et l’idéologie officielle du réalisme socialiste. Dans ce contexte naît Xingxing (Les Étoiles), un collectif de vingt-trois artistes composé entre autres de Ma Desheng, Wang Keping, Huang Rui et Li Shuang — seule femme fondatrice du groupe.
Le 16 septembre 1979, leur initiative culmine avec la première action artistique dans l’espace public à Pékin : près de cent cinquante œuvres sont accrochées sur les grilles extérieures du parc qui abrite le Musée des Beaux-Arts de la ville. Li Shuang y présente notamment Romance sous la pluie (雨中情, 1977).
Autodidacte, elle aborde en 1980 la xylographie, guidée par les conseils de Ma Desheng. Elle grave dans le bois des sujets incisifs, imprimés à l’encre sur de délicates feuilles de papier de riz. Devenu emblème du mouvement des Étoiles, Liberté (挣脱, 1980) met en scène un corps musclé et torturé, surgissant de l’ombre et écartant les barreaux de sa cage, tourné vers un extérieur baigné de lumière. Son art, symbolique, direct et expressif, est marqué par une interrogation profonde sur le corps, le moi, le genre et le destin.
Mais très vite, son destin croise brutalement la trajectoire du pouvoir politique. Le 19 septembre 1981, Li Shuang est arrêtée en plein centre-ville par les services de la Sécurité publique du ministère de l’Intérieur, puis se retrouve emprisonnée jusqu’au 28 juillet 1983 dans un camp de « rééducation ». Officiellement, elle est accusée d’avoir enfreint la loi interdisant toute relation intime avec un étranger — en l’occurrence un diplomate français en poste à Pékin, Emmanuel Bellefroid.
Entre le silence des murs froids et le vacarme assourdissant des interrogatoires, son art murmure. Dessiner devient pour elle un acte de survie et de résistance. Les dessins vifs et colorés, réalisés au pastel gras, au feutre et à la mine graphite sur papier, comme Se coiffer (梳头, 1983), brûlent du désir de liberté, tout en portant les stigmates de sa mise au silence. « J’ai payé pour Les Étoiles. Pendant des semaines, je n’ai été interrogée que sur ce mouvement. La police voulait que je les dénonce. J’ai été torturée, placée dans l’obscurité totale — dans ce que je crois être un puits, qui puait tout ce que vous pouvez imaginer — pendant une durée que j’évalue à vingt-cinq heures. Mais je n’ai jamais signé les papiers qu’ils me soumettaient. Pendant la première année, je n’ai eu droit à aucune visite. Je n’ai été libérée qu’au bout de deux ans, après que François Mitterrand a évoqué mon cas avec Deng Xiaoping. » nous raconte-elle.
II. Composer avec l’exil (de 1983 à la fin des années 2010)
À son arrivée en France, le 28 novembre 1983, Li Shuang retrouve Emmanuel Bellefroid, avec qui elle partage sa vie et qu’elle épouse en 1984. C’est à cette époque que naissent ses premiers collages, tels qu’A la prochaine (回头见, 1984), réalisés à partir des nombreux papiers d’emballage issus des cadeaux de mariage. Elle les découpe, les déchire, les fragmente, pour recomposer des corps et des scènes de vie empreintes tantôt de légèreté tantôt de symbolisme. « L’univers conduit nos vies à se construire comme des collages dans lesquels se mêlent des couleurs, des textures, des pays ; autant d’éléments variés qui se juxtaposent, se chevauchent et se superposent », dit-elle.
Nourrie par des recherches esthétiques et philosophiques sur les cultures chinoise, indienne et tibétaine, sur le zen, la méditation et les mythes des civilisations anciennes, Li Shuang accélère alors son pas vers un chemin de vie empreint de spiritualité et tente d’apaiser son sentiment aigu de solitude, d’exil et d’errance culturelle.
À la fin des années 1990 — une période qu’elle qualifie à la fois de floue et de complexe — apparaît une série de portraits stylisés de femmes, représentées en buste, hiératiques, le regard fixe, la bouche close. Avec Regards tournés vers l’intérieur (反观内照, 2002), l’heure est au silence introspectif, à l’observation du monde. Le Verbe devient pour elle superflu : seule la peinture parle désormais.
En 2002, Li Shuang fait soudainement l’expérience d’une mort imminente. Cet événement marque un tournant dans sa vie : elle décide alors de se retirer peu à peu de la scène artistique, pour reprendre souffle et régénérer son esprit au grand air, à la campagne. Loin d’une rupture radicale avec le monde — et même si elle se méfie de plus en plus du marché de l’art, malgré sa notoriété dans le milieu parisien — ces quinze années de retrait deviennent pour elle l’occasion d’une lente réconciliation alchimique avec soi-même, au cœur d’une nature purificatrice.
III. Le miroir du monde (maintenant et demain)
Derrière un rideau noir, une salle secrète se révèle. Un fauteuil traditionnel nous invite à nous asseoir, à entrer dans un temps suspendu, entre mémoire et introspection. Face à soi, un dialogue entre le passé et le présent. L’enfermement physique et psychique du passé incarné par Le Temps(时间, 1982) se métamorphose : il ne s’agit plus de raconter une tragédie personnelle, mais de traverser les couches profondes de l’être et du Vivant avec le nouveau chapitre pictural coloré de Li Shuang.
Par la présence de figures mythologiques, des divinités du Shan Hai Jing chinois, de Shiva, des panthéons égyptien et gréco-romain, l'artiste convoque des archétypes universels, des êtres intemporels, entre visible et invisible, pour explorer les structures de notre psyché humaine et de notre dimension énergétique et spirituelle.
« Lorsque j’étais jeune, chaque fois qu’une œuvre était achevée et que l’élan s’estompait, je sombrais dans la confusion : pourquoi ai-je peint ainsi ? Qu’ai-je réellement représenté ? Je cherchais sans relâche à expliquer l’image, sans jamais y parvenir. En vérité, ce n’était que mon ego, s’épuisant en vain à vouloir définir un univers qui le dépassait.
Il m’a fallu de longues années pour entrevoir un sens. Jusqu’au jour où le regard de la mort s’est posé sur moi : alors, mes pensées jadis troubles sont devenues limpides. J’ai compris, enfin, que la “possibilité de renaissance” n’avait jamais été éloignée. L’essentiel est de pouvoir reconnaître cette présence avant même qu’elle ne s’impose — car elle est toujours prête à nous accorder ce don, pour peu qu’on le veuille.
Alors, je me suis plongée dans cet univers inconnu, telle une mer profonde, portée par la vague de l’élan créatif, sans jugement, sans analyse — libre, légère, impétueuse. Voilà ce que j’appelle la véritable grâce de l’art.
Pour moi, tout — maintenant — ne fait que commencer. »